samedi 16 février 2008

La Route

Le lévrier saute d’un virage à l’autre sur cette route enneigée et verglacée des rocheuses. Le bus, un « Greyhound », est confortable. Tous les rideaux sont tirés mais je peux voir à l’extérieur grâce au vaste pare-brise du conducteur un peu en contrebas et par ma fenêtre.

Quelquefois des chuchotements me parviennent. Presque tout le monde dort, il fait nuit. En fonction de notre position la lune semble danser. J’arrive quelquefois à la voir. Elle n’est pas pleine mais très lumineuse et sa lumière ricoche sur la neige et les rochers gelés.

A coté de moi celle qui m’accompagne est ma femme depuis un peu plus d’un an. Elle dort aussi. On est venu de loin. Pour la soulager un peu de son cafard de quitter sa famille et ses amis, je lui joue un peu d’harmonica dans ce train qui quitte Marseille.

Puis ce fut Paris, le Havre, Montréal, Toronto, Calgary et on est en route pour Vancouver. Dehors le froid est glacial en ce mois de janvier, je colle le poste à mon oreille et il dit :

Green-eyed lady, lovely lady
Strolling slowly towards the sun
Green-eyed lady, ocean lady
Soothing every raging wave that comes

J’ai six ou sept ans. J’ouvre doucement la fenêtre pour ne pas réveiller les parents qui dorment dans la chambre à coté et je m’assoie dans l’encadrement. Je surplombe la route, la nationale sept, de quelques mètres. Il y a en face la colline, sombre, de laquelle je perçois le bruissement des arbres. Le ciel est extraordinairement clair. Le silence de la campagne est quelquefois ponctué du cri des oiseaux de nuit, chouettes ou hiboux en chasse. Par moment un bruit de moteur me parvient, par vagues, de très loin. Puis il se rapproche et se précise jusqu’à devenir continu. Et dans un vacarme indécent il me passe devant, accompagné de sa voiture. Mais bien vite, il est absorbé par la nuit et disparaît comme s’il n’avait existé que dans mon imagination.

C’était étrange pour moi : d’où venaient ces voitures et ou pouvaient-elles bien aller en pleine nuit, alors que tout le monde dort ?

la lune monte pleine de mystère avec sa lumière si particulière. La nuit n’est pas le contraire du jour, c’est un autre monde !

Et le poste dit : Green-eyed lady, passion's lady
Dessed in love, she lives for life to be
Green-eyed lady feels life I never see
Setting suns and lonely lovers free
Quelquefois un soubresaut du bus provoque quelques grognements.
Le chauffeur dans son îlot constellé de voyants lumineux ne s’en préoccupe pas et continue à fond sur le ruban gelé. Les yeux collés à la vitre et le poste à l’oreille je me rappelle…

L’école était assez loin de la maison et c’était souvent quand il faisait beau, deux allers-retours par jour. L’après-midi lorsqu’on retournait en classe, c’était vraiment le chemin des écoliers. Et il arrivait souvent qu’on entende le son fatidique du clocher qui sonnait la demi de une heure. Et là on savait qu’on était en retard et on se mettait à courir. Malheureusement ça n’évitait pas la punition. Mais finalement tout le monde en prenait l’habitude, les punis et le « punisseur ».

Sur ce chemin de l’école il y avait une portion que j’aimais bien. Au loin près de l’horizon on voyait une route qui montait en serpentant, dans une colline puis qui disparaissait derrière. Elle brillait sous le soleil et je n’y ai jamais vu de voitures. Elles étaient rares en ce temps là.

Cette route me faisait rêver. Où menait-elle ? Paris ? La mer ? Mon univers de l’époque se résumait à ce que mes yeux voyaient et le reste, tout le reste était derrière cette route. C’était l’endroit de mes rêves, un jour je saurai !

Dans ce Greyhound climatisé, j’y suis. Sur cette route qui m’emmène toujours plus loin, je n’ai pas besoin qu’on m’explique ou qu’on me montre. Je sais que je suis à ma place dans ce voyage qui n’en finira pas. D’un monde inconnu à l’autre, d’une initiation à l’autre je sais que je ne serai jamais lassé. Voir d’autres hommes, d’autres horizons. J’ai l’univers à ma portée, j’ai 22 ans je suis le roi du monde !

Et le poste dit : Green-eyed lady, wind-swept lady
Rules the night, the waves, the sand
Green-eyed lady, ocean lady
Child of nature, friend of man

Protégé par le cockpit de la mauvaise humeur de quelque vague revêche, je contemple le ciel. Un peu en arrière, auréolée de son diadème de diamants, la Croix du Sud monte doucement. La voie lactée est tellement lumineuse qu’on la prendrait presque pour un nuage qui partage le ciel en deux.

Je ne suis nulle part, juste sur l’Océan. Le bateau avance seul sur une route imaginaire. En bas dort celle qui m’accompagne à présent sur ce chemin d’aventure. On est parti il y a un, deux ou dix jours, peu importe, et devant c’est l’inconnu.

Il y a avec moi le petit garçon depuis sa fenêtre, le gamin de son trajet d’école, l’enthousiaste du transcanadien et ensemble on découvre ce que le monde gardait pour nous. La lune est là aussi pour nous accompagner,cette Green eyed lady. Et je surprends mon esprit dire :

Green-eyed lady, passion's lady

Dessed in love, she lives for life to be

Green-eyed lady feels life I never see

Setting suns and lonely lovers free



1 commentaire:

  1. Le texte etait deja tres bien ecrit et tres evocateur... mais avec la musique dans les oreilles c'est encore mieux...
    La route, je crois qu'elle evoque pour chacun de nous quelque chose de fort.
    La route c'est aussi les choix que l'ont fait ou qu'on ne fait pas, le chemin qu'on prend et les consequences de ce choix.
    c'est aussi l'evocation du demi tour interdit ou tout juste autorisé sur les airs de repos, faut il encore les trouver ces airs de repos...
    Moi mon plus beau souvenir de route c'etait dans un camion blanc amenagé en camping car...chacun sa route chacun ses souvenirs...

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